Florence Andoka – 2023
Horizon du voir
« […] il y a là une poche noire. Et plus on la contemple, plus elle semble profonde. C’est un abîme hypnotique et d’un noir si intense, qu’il prend du recul, détache, donne du relief à toutes les étoiles en fission qui flambent pour un instant au premier plan, et plus on le contemple, ce trou, plus il se creuse dans la profondeur et plus il vous entraîne dans son fond, son tréfonds insondable. »
Blaise Cendrars, Le lotissement du ciel
Le travail de Thierry Millotte exerce l’œil et ses facultés de perception. Du bleu, du vert, du brun métallique, du blanc à remous, encore des monochromes. On n’y voit presque rien. D’abord, une couleur n’est pas rien, elle a sa séduction, son ambiance. Mais il y a autre chose, prenez votre temps, reculez, approchez, cherchez encore, n’hésitez pas à incliner la tête, courber le dos.
Voir n’est pas ici quelque chose qui se donne d’emblée. Si voir c’est être lucide, alors, il n’est possible que de l’être partiellement. Ce sont les blés qui se révèlent, une grotte, des paysages réduits à leurs masses, entre terre et ciel, rappelant ceux d’Auguste Pointelin. À la charnière du saisissable et de l’insaisissable, le discernement est une affaire de corps, de la posture que l’on cherche pour comprendre, mais plus encore, de temps, celui dont l’œil a besoin pour s’accommoder de ce jeu rétinien, sonder la nuit américaine et laisser les choses du monde, ses souvenirs, ses reflets apparaître, remonter progressivement des profondeurs.
Thierry Millotte applique la peinture acrylique par glacis successifs, cherche le point limite où arrêter le processus qu’il a rôdé et rôde encore. Les images élues, sont produites par l’artiste ou glanées chez d’autres. La peinture invite à la patience, l’ascèse, l’écoute, estompe l’autorité de l’image et ouvre le champ de l’interprétation. Pour devenir autre chose qu’un cliché de plus, dans une époque numérique saturée, l’image doit désormais disparaître, faire silence, se laisser recouvrir, redécouvrir, révéler sa vocation de seuil, son dehors dedans, se rapprocher de la peinture, gagner en matière, sortir de flux accéléré de l’ordinaire.
Texte écrit au sujet de la série » Sourdine » présentée à l’exposition d’été 2023 au Manoir de Mouthier-Haute-Pierre
Philippe Perrin Pique – 2023
» A Arles où roule le Rhône dans l’atroce lumière de midi », le tout culturellement bien voyant a rendez-vous avec les expositions de photographie contemporaine que les magazines nous enjoignent de visiter comme si l’art se trouvait toujours là où on l’attend. A défaut les amateurs éclairés pourront toujours se rabattre à Mouthier-Haute-Pierre sur les travaux de Thierry Millotte, sorti d’ailleurs de l’école de Arles, qui mène en photographie et en peinture une recherche où il pousse dans un même tableau chaque médium à son extrémité.
Le tableau part d’une photo contrecollée sur un panneau de dibon sur laquelle l’artiste applique des couches de glacis. En tant que technique de la peinture consistant à poser sur une couche déjà sèche, une fine couche colorée transparente, l’artiste réalise un monochrome qui laisse apparaître ou
disparaître la photo sous-jacente selon ce que la lumière de la galerie veut bien révéler au regardeur. En cas d’apparition subreptice, il en résulte un effet de profondeur et de subtiles nuances qui enrichissent la photo sous-jacente dans ses moindres détails. Au Rez de chaussée dans un triptyque qui fait face à une peinture à bandes de Mosset, la superposition ne concerne que de fines bandes de la même largeur que celles qui séparent les 3 tableaux.
Dans un diptyque jaune or présenté dans la pièce boisée de l’étage, le tableau de gauche laisse encore entrevoir des nuages mais dans celui de droite la peinture jaune or a tout recouvert ouvrant par la même le mystère de l’invisibilité.
Avec son monochrome bleu « bruit numérique » réalisé dans des ateliers de Arles présenté aux 25 ans de Arte à Strasbourg et désormais dans la collection permanente du Manoir, l’artiste nous avait habitué à des variations de lumière venant de l’intérieur de la photo dont au premier regard tout un chacun pense avoir à faire à une peinture.
Aujourd’hui avec son nouveau protocole de peintures de photos de paysages, Thierry Millotte traite différemment de la lumière en posant la question de la visibilité par le prisme de l’apparition/ disparition.
Sur la série de 10 tableaux présentés dans l’exposition de l’été 2023 au Manoir de Mouthier-Haute-Pierre
Philippe Perrin Pique – 2020
Fragments d’une poétique du feu
Pendant sa résidence de l’hiver 2018 au Manoir de Mouthier, Thierry Millotte ne s’est pas contenté d’aller photographier la nuit la fête des failles. Le lendemain, il est allé récupérer la cendre du feu et du charbon de bois pour générer de nouveaux travaux avec ces restes de feu .
Autant que le travail fini, ce qui est intéressant chez Lui, catalogué à tort comme photographe, c’est la démarche matiériste qui consiste à capter artistiquement tous les stades de transformation de la chose appréhendée.
Il ne s’agit pas seulement par la photographie de rendre compte de la lumière d’un feu comme Il s’est attaché à le faire en photographiant la nuit des feux allumés derrière d’énormes rochers qui engendrent des tableaux dont on ne sait s’ils sont une photo ou une peinture ancienne éclairée à la bougie.
S’agit il alors vraiment de construire un feu ? D’abord un feu ne se construit pas, il se prépare et s’allume dans le cadre d’un processus vital qui échappe à toute construction puisque rien ne meurt, tout se transforme .
En utilisant par ailleurs la cendre du feu comme matériau de tableaux abstraits ou de boites en verre qui font penser à des peintures semi -abstraites de Pointelin, Thierry Millotte déconstruirait plutôt le feu qu’il ne le construirait si référence devait être faite à ce concept Derridien.
Paraphrasant Bachelard, je nommerai cette exposition : Fragments d’une poétique du feu
À voir absolument dans ce petit /grand lieu qu’est l’atelier des deux portes à Besançon.
Texte écrit à l’occasion de l’exposition “Construire un feu” à la galerie Les 2 portes
Florence Andoka – 2017
Archéologie du regard
La photographie n’est-elle pas un champ d’investigation possible, une voie où le temps objectif que l’on nous impose pourrait être rejoué et peut-être déjoué ? Dans les images de Thierry Millotte, entre espace et temps, c’est le corps qui se tient là et expérimente, par la photographie et la vidéo, sa propre perception. Les vidéos Shhh et Toupies renvoient aux réflexions de l’art cinétique. Ca bouge, ça ne bouge plus. Les fleurs se découvrent lentement, on ne comprend pas ce que l’on voit, la lenteur et le mouvement nous trompent. Il faut regarder encore et encore. Derrière chaque image fixe ou en mouvement, il y a un geste qui se cache, une attitude qui devient forme, une voie que l’on poursuit. Un territoire peut être arpenté physiquement ou virtuellement, toujours selon les contraintes d’un système et devenir l’objet dans un temps donné, de plusieurs clichés comme dans les séries Strips et Speedways.
La photographie en tant que procédé technique retient le temps et pourtant, comme le montre le philosophe Harmut Rosa, l’accélération globale de la société post-moderne engendre de nouvelles formes d’aliénation du sujet. Le flux constant des représentations qui nous traverse n’est pas anodin. Que retenir et comment faire image parmi les images ?
Thierry Millotte ouvre constamment la photographie vers d’autres images. La matière numérique devient facilement hybride. Dans la série, Les Cosaques, de minuscules cavaliers empruntés à un peintre pompier, courent les sentiers inconnus de paysages pixélisés. Thierry Millotte se réapproprie également les paysages proposés par le web et les jeux vidéos qu’il parcourt. Il détourne ainsi les moyens de la révolution numérique pour en alimenter la critique. Décaler le regard, rompre l’habitude de consommation effrénée, passe aussi dans les séries Fouilles et Balayage, par un retour à la chair de l’image numérique, à son degré zéro, au pixel comme cause première. Le pixel est le bruit de la photographie numérique, il est le grain retrouvé, la touche artificielle, la pulpe géométrique et fragmentaire qu’il ne faut plus nier, mais traverser de part en part pour comprendre de quoi les images sont faites et peut-être y entrevoir dans une mise en abîme infinie d’autres images énigmatiques, troublantes et silencieuses.
Anonyme – 2014
Pour la première fois Chez Robert invite un photographe à exposer. Aucune photographie n’est cependant visible sur les murs. L’invitation a été retournée et Chez Robert est exposé comme il ne l’a encore jamais été. C’est un travail d’illusionniste. Du fond de la pièce obscure, le portrait d’Alhazen, fameux savant arabe du Xème siècle, laisse passer la lumière. Si vous tentez d’approcher il disparaît car ce n’est pas dans l’espace que vous zoomez. Vous êtes bien devant votre écran et vous regardez des images. Thierry Millotte a saisi l’opportunité d’une exposition visitable sur internet pour rendre hommage au père de l’optique moderne, mettre en évidence des phénomènes lumineux et rapporter l’ensemble à l’irréductibilité du pixel.
Texte écrit à l’occasion de l’exposition “Alhazen” à la galerie Chez Robert de Michel Delacroix